le Lundi 21 avril 2025
le Jeudi 30 mars 2023 9:10 Société

Jeanne Carrière: Une nouvelle vie active

  Frédéric Bouchard (QuifaitQuoi.com)
Frédéric Bouchard (QuifaitQuoi.com)
Dernière partie de notre portrait de Jeanne Carrière. Après son opération, elle a repris le travail et vient même tout juste de remporter un prestigieux prix, sans compter qu'elle compte découvrir de nouveaux sports.
Jeanne Carrière: Une nouvelle vie active
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Jeanne carrière, au moment d’accepter le grand prix du concours Cours écrire ton court!

Festival Regard

Dernière partie de notre portrait de Jeanne Carrière. La première partie est ici: https://le-regional.ca/2023/03/16/jeanne-carriere-de-lombre-a-la-lumiere/

La seconde est ici: https://le-regional.ca/2023/03/23/loperation-qui-change-tout/

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Sept mois après avoir subi une opération visant à lui redonner un usage partiel de ses mains, Jeanne Carrière s’adapte à sa nouvelle vie en fauteuil roulant. Elle a repris son travail de scénariste, a essayé des sports adaptés, a plusieurs projets pour l’avenir et vient même de remporter un prestigieux concours. Dernière partie du parcours d’une Lachutoise qui peut en inspirer plusieurs.

Au terme de la chirurgie, Jeanne a poursuivi son séjour en centre de réadaptation mais ce séjour allait approcher à son terme. Impossible pour elle de retourner vivre dans son logement montréalais, pas du tout adapté à sa nouvelle vie. Elle se retrouvait face à un choix: trouver un logement adapté ou aller vivre dans un CHSLD… à seulement 27 ans!

La réponse est venue assez rapidement du côté de ses parents: il fallait trouver un logement adapté, quitte à en créer un. Au moment de notre rencontre avec Jeanne au début mars, le soleil de l’après-midi plombait à travers les grandes fenêtres de son nouvel appartement, entièrement aménagé dans le garage et une partie de la résidence de ses parents à Lachute. Tout y a été fait sur mesure pour la jeune femme: salle de bain adaptée, comptoirs plus bas, plancher de béton pour faciliter la circulation en chaise roulante…

La famille Carrière tient à exprimer toute la gratitude qu’elle ressent envers la communauté d’Argenteuil qui a largement contribué à l’aménagement de ce nouvel espace de vie. «La communauté a beaucoup aidé. Avec la pénurie de main-d’œuvre, tout le monde était en demande et pourtant, ils trouvaient le temps de venir ici sur le chantier, explique Jeanne. Le plancher de béton, c’est un don de la famille Goddard; on a aussi reçu l’aide du Programme d’adaptation de domicile. Les gens ont été super impliqués, notamment auprès de mes parents au début, quand j’étais à l’hôpital, en fournissant des repas, des cartes-cadeaux d’essence…»

Il y a eu l’aide de la communauté mais il y a aussi eu son accueil. Sortir à Lachute, où plusieurs personnes se connaissent, peut être une épreuve lorsqu’on se retrouve subitement en chaise roulante. Mais les citoyens semblent avoir aidé à ce que Jeanne se sente de plus en plus à l’aise en public.

«C’est toute une étape de s’identifier désormais comme une personne handicapée physique, avoue-t-elle. Les premières fois que je suis sortie en public, chez IGA et au marché de Noël, ce sont des places où tu es sûr de rencontrer quelqu’un que tu connais. Mais de plus en plus, ça se passe mieux. C’est correct que je me montre dans ma nouvelle condition.»

Reprendre le travail

Au-delà d’un endroit où vivre, dès qu’elle a repris conscience après sa chute, Jeanne n’avait qu’une question qui la taraudait: allait-elle pouvoir reprendre son travail de scénariste?

«Quand je me suis réveillée et que je ne pouvais pas parler, ça faisait partie des questions que je voulais poser: est-ce que j’ai encore toute ma tête?, explique-t-elle, en soulignant comment elle se trouve chanceuse de ne pas avoir subi de traumatisme crânien dans sa chute. La deuxième question était vais-je être capable de retravailler? Quand j’ai su que oui, tous les efforts ont été mis en ergo et en physio pour que je puisse retrouver une certaine autonomie.»

Jeanne a donc recommencé à écrire, en tapant avec les jointures de ses deux petits auriculaires, avec comme objectif de pouvoir un jour taper avec ses index. «Ça me fait terriblement de bien de pouvoir travailler. La création, ce n’est pas que mon métier, c’est ma passion!, lance-t-elle. Depuis mon accident, j’ai atteint une sensibilité différente dans mon écriture. J’ai eu un gros cours 101 sur la vie humaine dans la dernière année. J’aimerais faire un projet avec quelqu’un d’aussi gravement handicapé que moi, un projet qui sera lumineux. Mon histoire n’est pas toute sombre, il y a beaucoup de lumière.»

Un scénario récompensé

Au moment où vous lirez ces lignes, le festival Regard, qui a lieu à Saguenay et qui est dédié aux courts-métrages, vient de prendre fin. Jeanne y a remporté le premier prix du concours Cours écrire ton court! de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) d’une valeur de 130 000$. Son scénario BIGFOOT, qui traite de violence conjugale, sera ainsi porté à l’écran et bénéficiera d’un appui technique et financier de la SODEC. Le tournage devrait avoir lieu entre l’automne prochain et la fin de 2024.

«C’est un beau moment dans ma nouvelle vie!, nous confie-t-elle. C’était très émotif, beaucoup de gens étaient heureux pour moi. J’ai beaucoup de gratitude pour la SODEC, les gens de Regard et nos scénaristes mentors.»

Il est important de préciser que le jury indépendant qui a évalué les scénarios n’avait aucune idée lequel des sept finalistes avait écrit quel texte. Le gagnant a donc vraiment été déterminé sur la base du scénario et non de la personne, ce qui a encore plus plu à Jeanne.

«Personne ne savait que c’était moi qui l’avais écrit, confirme-t-elle. Il n’y a donc pas eu de favoritisme, ce n’est pas mon fauteuil roulant mais vraiment mon scénario qui s’est démarqué. Pour moi, c’est d’autant plus touchant.»

«C’est une chance en or pour quelqu’un en début de carrière comme moi, poursuit-elle. C’est le plus gros prix que je pouvais espérer avoir de la SODEC. Je suis vraiment chanceuse.»

D’ici le tournage de BIGFOOT (qu’elle aimerait qu’il soit fait dans Argenteuil), un autre de ses scénarios a été reçu favorablement par la SODEC pour recevoir du financement en prévision d’être tourné. Elle travaille en plus sur un scénario traitant de la réinsertion sociale après un séjour en prison tandis que son projet de livre pour enfant Matante roulante (que nous avions évoqué dans notre premier article et que Flammarion devrait publier) est en cours d’écriture.

Des deuils mais surtout des découvertes

Outre le travail, il faut bien avoir le temps pour s’amuser un peu. Née dans une famille de sportifs (son frère Bruno a notamment été champion canadien de marche olympique en 2013), Jeanne pratiquait de nombreux sports auparavant, la nage et le ski entre autres. La perte de l’usage de ses jambes signifie qu’elle devra faire le deuil de certaines de ces activités mais cela ne semble pas tant l’affecter.

«Il y a d’autres sports. Je vais bientôt essayer le ski alpin adapté et je suis très motivée. Mon objectif est pouvoir m’acheter un jour une luge pour en faire moi-même, dit-elle. Je vais aussi essayer le ski de fond adapté. Mais juste de pousser mon fauteuil avec mes bras, c’est du sport! On va me voir bientôt sur la Route verte avec mon fauteuil!»

Elle indique avoir aussi essayé le ski nautique adapté, le vélo adapté et même le rugby en fauteuil roulant! «C’est assez intense! Ça ressemble aux auto-tamponneuses!, lance-t-elle dans un rire. J’ai remplacé le deuil par la découverte de nouveaux sports. Quand tu fais du sport, tu en oublies ton handicap.»

L’ancienne sauveteuse à la Ville de Lachute s’est rendue compte qu’elle était aussi encore capable de nager! «Je n’ai pas besoin de flotteurs et j’en suis fière! Je suis capable de nager sur le dos», explique-t-elle.

Nouveau regard

Au terme de tout ce processus, Jeanne admet que sa vision de la vie a changé. «Quand tu es tétraplégique, toute la vie est différente. On ne réalise pas comment c’est facile mettre des jeans quand on a nos deux jambes, lance-t-elle. Je ne profitais pas assez du fait que j’avais toutes mes fonctions auparavant. Je profite plus de la vie maintenant.»

Son conjoint Jérémy Poirier abonde dans le même sens. «On grandit à travers ça. Même moi, je ne pense pas être la même personne, surtout comparé à il y a six ans quand on s’est rencontré. On est plus mature aujourd’hui malgré l’adversité, note-t-il. Le fait que Jeanne soit positive là-dedans nous a beaucoup aidés, autant ses parents que moi, de voir que ce n’était pas la fin du monde même s’il y a certains deuils à faire. Elle est super inspirante! J’en parle un peu comme mon héroïne: elle est forte, elle est belle à voir, elle rayonne encore dans son travail, dans son art! Elle est un bel exemple.»

D’ailleurs, à l’extérieur de son travail, Jeanne aimerait beaucoup œuvrer en sensibilisation et en prévention du suicide en racontant ce qu’elle a vécu. «Je sens que j’ai un devoir de partager mon histoire et faire de la sensibilisation. Lors de la Semaine de prévention du suicide, j’aimerais pouvoir aller parler dans les écoles ou des entreprises, dit-elle. Quand la tête ne va pas, c’est fort. Quand ça déraille, c’est difficile d’arrêter le train mais il y a moyen d’aller mieux. Moi, ça a pris un immense drame pour que j’aille mieux. J’aimerais pouvoir partager le positif de la vie.»

Au cours de la dernière année, Jeanne Carrière a su trouver du positif dans une situation qui en aurait découragé plus d’un. Elle a pris le temps de remercier personnellement ceux qui sont intervenus pour la sauver de sa fâcheuse situation le soir du 15 décembre 2021, des services de secours jusqu’à la dame qui avait composé le 911. Elle remercie même quotidiennement son fauteuil roulant, qu’elle a nommé Roland, de l’avoir transportée toute la journée.

«J’ai eu une année difficile mais une belle année quand même. J’ai fait de belles rencontres et j’ai beaucoup appris sur la vie et sur moi-même. Ce n’est pas que du mauvais que j’ai récolté cette année, déclare-t-elle. Il y a plein de gens qui ont toutes leurs facultés qui ne feraient pas ce que je fais. Je pensais que j’étais faible avant, que la vie s’acharnait sur moi. Maintenant, je me trouve forte. Je suis vraiment fière de moi.»